La Mariée et Bonne nuit Cendrillon

Trilogie des chiennes [I]
La Mariée et Bonne nuit Cendrillon
Image du spectacle

A Noiva e o Boa Noite Cinderela

Carolina Bianchi

Connaissez-vous une ou des femmes qui vous ont confié, longtemps après avoir été victimes, leurs agressions ? Qu’en savez-vous ? Que vous ont-elles dit ? Qu’ont-elles réussi à dire ? Et de quoi se souviennent-elles ? Connaissez-vous Pippa Bacca, artiste italienne, violée et tuée lors de sa performance itinérante ? A Noiva e o Boa Noite Cinderela pose ces questions. Pour la première partie de la trilogie Cadela Força, l’artiste brésilienne Carolina Bianchi et son collectif Cara de Cavalo ont souhaité commencer par une conférence où nous, auditoire, sommes ensevelis par l’énumération des violences. Malgré l’univers blanc et la rigueur de la pensée, nous sommes dans l’antichambre de l’enfer. Un enfer qui nous poursuit même sous l’effet de la « drogue du violeur » et dans le sommeil. Un espace où le présent s’effondre avec le passé, sans prévenir. Comment passer de la fragmentation du temps entre la mémoire et le rêve, entre l’imagination et une réalité saisissable ?

Entretien avec Carolina Bianchi

Dans La Mariée et Bonne nuit Cendrillon, le premier volet de la trilogie Cadela Força, vous retracez une généalogie de la performance féministe. Quelle est votre relation à cet héritage ?

Carolina Bianchi : Pour créer cette pièce, j’ai travaillé sur une généalogie d’artistes femmes qui m’ont précédées. Comment mon corps sur scène, mes idées, mon écriture peuvent être un moyen d’entrer en contact avec elles sur scène ? De dialoguer avec ces fantômes ? Nos histoires sont inscrites dans mes gênes, comme si nous étions liées par le sang. Je crois que Cadela Força, au-delà des violences sexuelles, parle d’art, de son histoire, de son écosystème. L’histoire de l’art est dominée par un male gaze (regard masculin), les hommes ont longtemps choisi la place qu’ils occupaient dans ces récits… Changer cette place est très perturbant. Comment ce type de langage peut-il supporter de tels sujets, de tels souvenirs et de telles atrocités ?
La performeuse italienne Pippa Bacca est le fil conducteur de cette pièce. Vous parlez de sa dernière performance Sposa in Viaggio, où elle traverse l’Europe en autostop vêtue d’une robe de mariée pour prôner le mariage entre les peuples, au cours de laquelle elle est assassinée après avoir été violée.

Lui rendez-vous hommage tout en étant très critique envers sa démarche ?

CB : J’ai choisi Pippa Bacca, mais je crois surtout que nous nous sommes trouvées. Il ne s’agit pas d’un hommage, mais d’une tentative de compréhension et un partage de mes questions, mes doutes, mes désirs et obsessions avec le public. Comme l’explique l’écrivaine américaine Janet Malcolm, le travail de biographie a souvent le défaut d’être trop poli et refuse d’évoquer des facettes controversées des figures dont on parle. Exposer des nuances, des doutes, des critiques sur son projet est ma manière de traiter Pippa Bacca avec un immense respect, car je la considère comme une artiste et pas seulement une victime de viol et de féminicide. Je demeure complètement obsédée par sa foi, son courage et l’immense geste qu’elle a entrepris.

Sur scène, vous ingérez une substance utilisée comme drogue de soumission par des auteurs d’agressions sexuelles et de viols, qui vous plonge dans un état de semi-conscience. Qu’implique la préparation pour cet acte ?

CB : Se préparer est inhérent à la performance, qui n’a rien d’un acte totalement irresponsable. C’est un aspect que je souligne dès le début de la pièce, en parlant du travail d’artistes telles qu’Ana Mendieta ou Marina Abramović… Pippa Bacca était elle aussi entraînée pour sa dernière performance, car elle faisait de l’autostop depuis l’enfance, avec sa famille. Cela fait quatre ans que je prépare cette pièce.
J’ai commencé à travers des performances appelées “résurrections” ces dernières années, qui m’ont permis d’ajuster le mélange et la quantité que je devais prendre. J’ai fait beaucoup de recherches sur les effets que la drogue pouvait avoir sur mon corps, le GHB est assez connu, mais n’est pas la seule drogue de soumission, beaucoup de mélanges différents sont possibles… Une grande partie de la préparation a été collective, avec l’aide de ma compagnie Cara de Cavalo, qui me prend en charge lorsque je suis inconsciente sur scène.

Vous évoluez sur scène grâce à plusieurs niveaux de présence, entre conscience et inconscience, parfois on entend seulement votre voix enregistrée… Comment avez-vous pensé cette tension entre présence et absence ?

CB : Le dispositif théâtral me permet d’être présente de plusieurs manières. Je le conçois comme un voyage de mon corps, que j’introduis au début de la pièce en citant Dante Alighieri, l’auteur de la Divine Comédie. Il y a beaucoup d’absences : celles des femmes, qui sont tuées, qui disparaissent et qui sont oubliées, mais aussi l’amnésie à cause des traumas. Le théâtre permet de ramener ces fantômes pour questionner : Que reste-t-il des histoires de violences et de viol ?
Ce projet n’ambitionne pas de trouver une réponse à ces problèmes, mais ils les projettent dans un monde imaginaire et poétique. J’avais envie de créer un espace de vulnérabilité pour moi-même, qui me permette de parler de ces violences et de ces absences, mais aussi de créer un espace pour qu’une autre expérience émerge de cette situation. Je ne suis pas totalement inconsciente, la boisson n’empêche pas toutes mes pensées et mon corps est manipulé avec beaucoup de tendresse, à l’inverse de ce qu’il se passe dans la réalité.

Votre théâtre apparaît comme une superposition d’éléments, de réalité, de fiction, de rêve et de multiples références…

CB : Oui, c’est une rencontre folle de nombreuses choses.
Certaines sont très tangibles, certaines sont issues du rêve, certaines viennent d’un monde poétique. Je crois que je suis en quête d’un langage qui soit capable de relier toutes ces choses entre elles, qui se révèle humide, tactile et érotique… Ma dramaturgie repose sur la construction de ce réseau entre des faits, des temporalités et des espaces différents. Je la conçois comme une tapisserie d’histoires, où certaines sont très récentes, effrayantes et tangibles,
quand d’autres sont lointaines comme des mythes.

Vous affichez le message “Fuck Catharsis” dans la pièce. Qu’est-ce que ça signifie ?

CB : Je crois que le concept de catharsis est un peu confus dans l’histoire du théâtre, en raison de la diversité des traductions du terme. Est-ce qu’il s’agit de la catharsis à l’intérieur de l’histoire ? Est-ce que le théâtre permet de nous purger et de pouvoir revenir dans le monde et continuer notre vie ? À travers ce projet, nous n’entendons pas régler la violence et les traumas ou procurer un soulagement....
Avons-nous besoin d’éprouver un sentiment de résolution à l’issue de la pièce et de quitter le lieu de représentation en oubliant immédiatement ce qu’on a vu ? Ce que l’on doit ressentir au théâtre doit forcément être beau, confortable et sain ? Ici on pénètre ensemble dans un enfer, qui provoque
des sentiments ambivalents, qui peut mettre en colère ou devenir excitant. Nous avions envie de créer une pièce qui reste un peu plus longtemps avec le public que quelques heures après la fin de la représentation.

Propos recueillis par Bélinda Mathieu, mars 2024 pour le Festival d'Automne

Podcasts

  • Médiapart
    par Joseph Confavreux

    Un état de la performance

    À partir de deux pièces marquantes de cet automne, « La Mariée et Bonne nuit Cendrillon » de Carolina Bianchi et « Cécile » de Marion Duval, le podcast culturel de Mediapart s’intéresse aujourd’hui à deux pièces situées aux limites du théâtre.

  • France culture
    par Le Regard culturel

    Du bien-fondé de voir un spectacle avant d'en parler

    Lors du dernier festival d'Avignon, un spectacle brésilien qui mettait en scène la violence sexuelle a fait grand bruit. L'occasion de revenir sur cette brillante performance, et les discours qu'il draine depuis.

  • France inter
    par L'édito culture

    Christine Angot : 'Condamner le viol, et les violences, et en même temps en jouir au théâtre'

    J’ai entendu parler du spectacle, "Bonne nuit Cendrillon", de Carolina Bianchi qui est passé à Avignon. 

  • RfI
    par RFI Convida

    A Noiva e o Boa Noite Cinderela', ou como explodir no próprio corpo as fronteiras do teatro

    Cadela Força. O nome da trilogia cujo primeiro ato, - A Noiva e o Boa Noite Cinderela, Carolina Bianchi estreia no Festival de Avignon nesta quinta-feira (6), convoca em cena o testemunho de vítimas da violência sexual, como a performer italiana Pippa Bacca

Critiques

  • Zone Critique
    par Milène Lang

    Enquête au théâtre de la cruauté

    Carolina Bianchi livre un spectacle-coup de poing où elle interroge, inquiète et performe la violence, et en particulier la violence de genre, du viol au féminicide.

  • DNA
    par Veneranda Paladino

    Carolina Bianchi dans l’enfer des violences faites aux femmes

    C’est l’un des spectacles qui a sidéré, l’été dernier, le festival d’Avignon : La Mariée et Bonne nuit Cendrillon. La  Brésilienne Carolina Bianchi, performeuse et metteure en scène, y raconte l’enfer des violences faites aux femmes en une trilogie frappante.

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  • Inferno
    par Rédaction

    La puissance de feu de Carolina Bianchi

    Impossible de sortir indemne de ce spectacle protéiforme où tout est à la fois théâtre, danse, performance, où tout est à la fois intime et universel.

  • Le Temps
    par Marie-Pierre Genecand

    A La Bâtie, Carolina Bianchi se fait «violer» pour dénoncer les féminicides

    L’artiste brésilienne livre son intimité vaginale à une caméra après s’être droguée et endormie. Le spectacle, encore visible ce dimanche, a enflammé Avignon. A Genève, samedi, il a été accueilli sans passion

  • New York Times
    par Laura Cappelle

    To Revisit a Sexual Assault, She Drugs Herself Onstage

    In an ethically murky show at the Avignon Festival, the Brazilian performer Carolina Bianchi opens up about how she was drugged and abused, then knocks herself out with a spiked cocktail.

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  • Théâtre du blog
    par Philippe du Vignal

    Un mur de toile grise, devant un micro sur pied, une chaise et une table en bois blanches face public.

    « Je suis, dit-elle, , dans l’exploration avec cette recherche sur toutes les violences faites au femmes, physiques, sexuelles, psychologiques. C’est en effet un questionnement ouvert et sans réponse. »

  • Les Échos
    par Callysta Croizer

    La descente aux enfers de Carolina Bianchi

    Sous les auspices de Dante et Bolaño, la performeuse et metteuse en scène brésilienne Carolina Bianchi plonge le gymnase du lycée Aubanel dans la tragédie du féminicide avec « A Noiva e o Boa Noite Cinderela ». Entre récit et performance, le spectacle des violences de genre ne laisse personne sortir indemne.

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  • Coups d'Œil
    par Olivier Frégaville-Gratian d'Amore

    Les cauchemars sous GHB de Carolina Bianchi

    Au Festival d’Avignon, Carolina crée l’événement en emportant le public au plus de près de l’expérience du viol et des féminicides.

  • Libération
    par Anne Diatkine

    Dans une pièce choc, Carolina Bianchi interroge la mémoire et le traumatisme des agressions sexuelles

    Dans «A Noiva e o Boa Noite Cinderela», pièce marquante du festival, la performeuse brésilienne avale sur scène un comprimé de drogue du violeur.

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  • Télérama
    par Emmanuelle Bouchez

    Carolina Bianchi à Avignon, ou l’expérience indicible du viol

    Dans “Bonne nuit Cendrillon”, la performeuse brésilienne convoque l’histoire de l’art pour entreprendre une éprouvante introspection, à la recherche des traumatismes les plus intimes.

    Recommandation :
    TTT
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  • Le Monde
    par Joëlle Gayot

    Dans les cauchemars de Carolina Bianchi, l’enfer des violences faites aux femmes

    Entre théâtre et performance, l’artiste brésilienne signe, avec « A Noiva e o Boa Noite Cinderela », un spectacle sidérant sur les féminicides et le viol.

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  • Sceneweb
    par Kilian Orain

    La proposition choc de Carolina Bianchi

    En s’affranchissant de toute limite, la metteuse en scène brésilienne plonge les spectateurs du 77e Festival d’Avignon dans les abîmes de la violence.

  • test solitaires | Besançon
    08 sept. 2025