Il pourra toujours dire que c'est pour l'amour du prophète

Il pourra toujours dire que c'est pour l'amour du prophète
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Il pourra toujours dire que c'est pour l'amour du prophète

Gurshad Shaheman

Véritable oratorio théâtral, Il pourra toujours dire que c'est pour l'amour du prophète fait se rencontrer, de manière performative, paroles d'exilés, jeunes comédiens et composition électro-acoustique. à la suite à de nombreux entretiens avec des personnes fuyant pour des raisons identitaires, politiques, les guerres ou les intolérances de leurs pays, le franco-iranien Gurshad Shaheman a réalisé avec le créateur sonore Lucien Gaudion une oeuvre scénique singulière. Une quinzaine d'acteurs partagent une parole qui circule à travers la salle, récusant toute mise en scène réaliste. Un partage des récits et des fragments de vie qui transforme l'espace en labyrinthe sonore. Le spectateur assiste à l'expression de la présence, où tout geste, même infime, est essentiel et accueille ces existences, ces traversées prises entre violence et amour, corps torturés et corps aimés. Avec ce nouveau spectacle, Gurshad Shaheman affirme un art de la perception et du témoignage où le théâtre passe par les sens.

Entretien avec Gurshad Shaheman

Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète est créé après une trilogie en solo autour de votre propre histoire Pourama Pourama constituée de Touch me, Taste me et Trade me. Vous y poursuivez une écriture théâtrale où la performance est essentielle…

Gurshad Shaheman : La première pièce de la trilogie, Touch me, a vraiment été pensée dans une rupture avec le théâtre, à un moment où j’étais assez malheureux dans mon métier d’acteur. Dans cette pièce, je ne parle pas et ne bouge pas, alors que les deux choses que l’on demande à un acteur sont d’avoir une voix et un corps. Ma voix est dissociée par un texte en off, avec cette autre chose « interdite » pour le spectateur : le toucher. J’ai eu cette volonté de briser ce tabou, de convier les gens à venir sur le plateau toucher mon corps, afin de ne plus être une image mais un être de chair. Les gens mettent aussi en jeu leur propre chair en venant me toucher. Tout ça m’est venu en voyant Marina Abramović au MoMA à New York lors d’une rétrospective de son travail. J’ai été confronté à une simplicité étonnante. Au rez-de-chaussée, elle était assise à une table et les gens faisaient la queue pour s’asseoir en face d’elle. La performance s’intitulait The Artist is Present. Il ne se passait rien d’autre que ça et c’était bouleversant. Je me suis dit après que c’est pour cela que je n’arrivais pas à reconnaître totalement la paternité de mes mises en scène jusque-là. Il manquait quelque chose. Voir cette femme dégager une émotion dix fois supérieure à tout ce que j’avais créé jusque-là a déplacé la question de la théâtralité en moi, comme celle de la fiction. Là, il n’y avait pas de mouvement, rien, juste elle, juste sa présence.

Votre création allie à nouveau cette notion de présence, sous une forme chorale, avec des paroles d’exilés…

Il y a quatorze acteurs mais pas autant de récits. Les récits sont diffractés, redistribués alors que j’ai réalisé une trentaine d’entretiens. Au début de cette écriture, je suis parti à Calais, j’ai rencontré des associations. Ensuite, j’ai appelé des gens dont je connaissais les déplacements et les histoires. Au fur et à mesure j’ai mieux ciblé qui je devais interroger. Je me suis concentré sur la communauté LGBT et les artistes. Les points communs sont des départs, des traversées, mais également, et c’est tout aussi important, des histoires d’amour. Ma première intuition a été de vouloir pour ces gens du Maghreb et du Moyen-Orient, qui est le berceau des Mille et Une Nuits, rassembler des récits, les imbriquer comme dans un livre, pour en faire une compilation d’aujourd’hui. Les Mille et Une Nuits est un récit érotique du début à la fin. J’ai fini par ne pas poursuivre cette idée, mais il en reste des traces : le matériau très fort, et un rapport à l’érotique qui demeure. Les histoires d’amour viennent contrebalancer le tragique de l’actualité. Il y a évidemment les rafles, les bombes, les guerres, comme il y a ces deux amants qui s’enfuient de la caserne pour faire l’amour dans la neige sans être arrêtés. Ou cet homme qui quitte la Syrie au moment de la guerre et se retrouve enrôlé malgré lui par le PKK, à la frontière turque. Informaticien, il se met à travailler pour eux, et vit avec un des commandants, un type borgne, bourru, un œil perdu à la guerre. Il raconte comment il lui donne son bain, lui fait à manger. Ils ont une vie conjugale sans que celle-ci soit nommée. Le commandant lui dit : si tu étais une femme, je t’épouserais. C’est une relation de tendresse, sans être consommée. Sans que le mot amour soit prononcé.

Les acteurs sur le plateau jouent-ils ces exilés ? Les représentent-ils ?

Les acteurs sont dépositaires de ce texte. Il ne s’agit pas d’incarner des personnages. Ils entrent dans ces récits avec une extrême délicatesse. Ils ne les déclament pas. Ils ne les donnent pas à voir. Ils traversent ces récits pour ce qu’ils sont : des récits qui ont à voir avec des fantômes. Ce ne sont que des souvenirs, des choses lointaines, des blessures encore ouvertes pour certains, des histoires d’amour encore brûlantes pour d’autres, qui ont pour point commun de se situer plus ou moins dans un passé proche.

À ce dispositif acoustique s’ajoute la rareté des mouvements…

Quatre des témoins sont présents aux côtés des comédiens. Je veux encore ce décollement entre le visuel et l’audible. Les récits avancent avec des corps en présence, des solitudes qui ont toutes une vie autonome. Pour apporter ces récits il était important de trouver une présence qui signifie une disponibilité, une présence au monde très sensible, très délicate. Ils ont des lampes avec eux, qu’ils allument ou éteignent, c’est selon. Il suffit qu’une personne s’asseye et c’est un événement. Ce que j’aime le moins dans le spectacle, c’est le spectaculaire. Pour moi, c’est un « concert documentaire ». Ce qui arrive, c’est d’abord une expérience musicale ; ce qui advient au plateau n’est pas secondaire, mais la théâtralité est d’abord dans le son, la musique de Lucien Gaudion.

Peut-on parler de votre spectacle comme d’un objet sensoriel ?

Il n’y a pas d’autre façon de raconter ces histoires, en fait. Sinon, nous serions dans le mensonge. On ne peut pas prendre dix, vingt, trente, cent personnes et faire de leur récit comme des parcours types d’exils. Chacun est singulier. Quand je rencontre quelqu’un, nous parlons environ quatre heures. Il choisit des séquences de sa vie. Ensuite j’en retiens des bouts, puis des choses se perdent dans la composition… Ce récit est un morceau infime d’une vie parmi des centaines de milliers d’autres. Il est nécessaire et indispensable que l’objet final reflète ce côté fragmenté. Nous sommes face à des bouts d’identités, de choses, de quêtes, de chemins, même si ces chemins-là semblent parfois converger et diverger. C’est tout le contraire de ce que font les médias : uniformiser, agiter des contraires au monde occidental. Il s’agit d’un mensonge. Ma démarche, qui ne se fait pas par réaction, essaie de montrer que la réalité est entre les lignes. Le récit ne serait pas complet sur le plateau s’il n’y avait pas ces trous-là. Les trous font partie de la forme. D’où l’importance de la musique : parfois deux acteurs parlent en même temps et la musique monte, monte, monte, tandis qu’ils continuent de dire. Puis la musique recouvre leurs voix. Et enfin, comme une espèce de vague, elle recule. Il ne reste plus de voix : elles ont été emportées. Quand on parle d’exil, on parle de tout ce qui se passe dans la Méditerranée. Pour moi, c’est comme le chant des sirènes : il y a un appel mais on ne peut pas y aller totalement. On ne peut toucher ces récits-là ; on ne peut les appréhender dans leur entièreté.


Propos recueillis par Marc Blanchet

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Critiques

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    Dans Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète, au contraire, la démarche est toute autre. Gurshad Shaheman et ses comédiens en travail à l’ERAC ne veulent pas fantasmer une réalité qu’on côtoie malheureusement trop, ils veulent parler de réel et de concret.

  • L'Œil d'Olivier
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    Au Festival d'Avignon , Gurshad Shaheman donne la parole aux exilés qui ont dû fuir leur pays en raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle.

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    Gurshad Shaheman, le conteur aux yeux persans

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  • La Terrasse
    par Isabelle Stibbe

    Entretien avec Gurshad Shaheman

    Poursuivant ses questionnements sur l’identité présents dans sa trilogie Pourama Pourama, l’auteur et metteur en scène franco-iranien Gurshad Shaheman livre un texte en forme de fragments d’après des entretiens réalisés auprès d’exilés issus du Moyen-Orient ou du Maghreb.

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