Noli me tangere

Noli me tangere
Image du spectacle

Noli me tangere

Jean-François Sivadier

La scène est en Judée, en 26 de notre ère, dans la citadelle de Machaerous. Du haut de ses remparts s’ouvre une perspective imprenable sur la Mer Morte. En se penchant, Hérode le Tétrarque peut en voir miroiter les eaux, et scintiller peut-être les piques et les éperons des troupes que les nomades ont levées contre lui. Le Tétrarque sait-il déjà qu’il va recevoir de la visite – celle d’une fille un peu trop belle, celle d’un homme un peu trop puissant ? Pris entre le désir de l’une et la crainte de l’autre, ce pauvre Hérode risque de perdre la tête – si l’on ose dire…

"Pour que le vent se lève"

Noli me tangere : « Ne me touche pas ! », dira un jour le Christ ressuscité à Marie-Madeleine. Mais comment voulez-vous que Ponce Pilate le sache ? Et à plus forte raison Salomé, Hérode et consorts… Pour tous, ce n’est qu’une phrase latine qui dit bien ce qu’elle veut dire : Hérode voudrait toucher Salomé, qui n’y tient pas vraiment ; Iokanaan, de son côté, n’aime pas qu’on l’effleure, et voudrait qu’on tourne tous ses désirs vers Dieu. Mais il est des situations historiques où les corps, à force de vouloir s’éviter, entrent d’autant plus sûrement en collision. C’est comme si la grande Histoire avait déjà choisi la phrase ironique et secrète qui résumera tout, après coup – la formule d’une pièce où tous jouent, mais dont nul ne connaît ni ne peut déchiffrer le titre. Et c’est ainsi que les choses vont leur chemin, sans avoir l’air d’y toucher – jusqu’à l’explosion…


De la Salomé de Wilde, Sivadier n’a retenu que le cadre général de l’intrigue. Une fois encore, Salomé danse devant Hérode pour lui arracher le présent qui doit entraîner sa perte et se faire apporter la tête de Iokanaan. Une fois encore, son extraordinaire performance produira l’effet recherché, voire un peu plus. Mais cette fois-ci, la fille d’Hérodias n’est pas seule à se donner en spectacle devant le Tétrarque : pour célébrer son anniversaire, une bande d’acteurs amateurs a préparé à son intention une petite pièce. Les admirateurs de Shakespeare reconnaîtront aisément en eux des émules de la troupe inepte qui égaie le dernier acte du Songe d’une nuit d’été. Mais ils tiennent aussi de la compagnie professionnelle qui vient rendre visite à Hamlet, car leur représentation produit également un effet politique. C’est que l’Hérode de Sivadier a quelque chose de l’usurpateur Claudius, et sa princesse de Judée emprunte quelques traits au prince danois. Mais chemin faisant, elle est aussi identifiée à Antigone par sa grand-mère, et elle-même s’imagine en Iphigénie, sacrifiée «pour que le vent se lève» qui va conduire à la guerre de Troie… Nous portons tous des rôles, dit Sivadier ; et munis de ces masques pour tout viatique, tout en bricolant au passage de fugaces décors, nous avançons comme nous pouvons et nous jouons nos personnages dans le dédale confus et tragi-comique du temps, où même Gabriel (l’ange qui passe et ne veut plus faire que passer) a du mal à s’y retrouver.


Toute l’action se déroule sur fond de crise larvée entre deux émeutes. Au seuil du spectacle, Pilate rappelle aux Hébreux que l’univers est unifié sous un même pouvoir, celui de Rome à quoi tout mène et dont tout provient : le «monde» aurait un «centre» et l’Histoire une loi. Deux heures plus tard, c’est encore à Pilate qu’il revient de prononcer les derniers mots – non plus des certitudes officielles, mais une suite de questions d’apparence triviale, improvisées dans le chaos qui accompagne les fins de règne. L’une d’entre elles, répétée, restera sans réponse comme les autres ; Pilate ne saura donc jamais de quel poids elle était chargée… Ainsi va l’Histoire, ainsi va le pouvoir. A l’instant même où Rome croit triompher, déjà s’esquisse un autre avenir encore sans nom. Certains hommes servent ou combattent la puissance en place ; d’autres rêvent de l’avènement d’«une communauté sans autorité». Mais les uns et les autres sont également ballottés par le courant aveugle qui les emporte. Plutôt qu’aux ruses de la raison hégélienne, on songe ici à la théorie du chaos : de même que le battement des ailes d’un papillon perdu dans la forêt amazonienne peut finir par provoquer un ouragan au cœur du Pacifique, de même il peut suffire que deux peaux ne se touchent pas – et qu’une seule tête soit coupée – pour aiguiller l’Histoire sur d’autres rails.


Le temps tel que Sivadier en a l’intuition semble être celui que l’on désigne quand on parle de l’«air» du temps ou de l’«atmosphère» d’une époque. C’est le temps de l’actualité et de ses tensions, à la fois historique et météorologique, grave et dérisoire, affaire de vie et de mort : subtil, capricieux, changeant comme les vents qui parfois retombent, parfois s’enflent en tempête. Temps on ne peut plus théâtral, constitué de part en part d’instants aléatoires, lourds de possibles. Oui, c’est paradoxal, mais c’est ainsi : le temps est léger, mais les instants sont lourds. Rares, dans Noli me tangere, sont les êtres qui en ont l’intuition. Il y a d’abord Gabriel. Du fond de l’amnésie dont il (ou elle ?) semble souffrir, l’ange aspirant au «plaisir de peser» rêve que lui soit accordée «la grâce de la chute», qui lui permettrait enfin d’être pleinement là, ancré(e) sur un sol, « et pouvoir dire : maintenant maintenant maintenant ». Et puis il y a Salomé. Salomé qui refuse la loi des hommes, des acteurs de l’histoire, qu’ils soient pour ou contre César, pour ou contre le royaume des Cieux, et qui affirme en toute clarté, lors de sa rencontre décisive avec Iokanaan : « Calmez-vous les hommes je ne veux pas renaître je ne veux pas mourir / Je suis vivante je n’ai pas besoin d’un ailleurs ni d’un plus tard / Je suis ici et maintenant ». Salomé la trop belle, tour- billonnant dans ses voiles, qui disparaît une fois jouée sa pièce, sans que nul ne se souvienne de ce que furent ses derniers mots.


Daniel Loayza, 17 avril 2011.

Podcasts

  • RfI
    par Culture vive

    Nicolas Bouchaud est Ponce Pilate dans "Noli me tangere" de Jean-François Sivadier

    Nous sommes en Judée, en l'an 27 de notre ère, en compagnie de Saint-Jean Baptiste, Hérode et la princesse Salomé... pour une comédie biblique signée Jean-François Sivadier.

  • France culture
    par La Chronique de Sophie Joubert

    "Noli me Tangere" de Jean-François Sivadier, au TNB de Rennes

  • France inter
    par L'Atelier

    L'Atelier du metteur en scène Jean-François Sivadier

Critiques

  • Libération
    par René Solis

    L’Hérode movie de Sivadier

    Cela commence très fort, avec un discours de Ponce Pilate faisant mine de s’excuser, au nom de Rome, d’une bavure commise par ses troupes dans la répression de troubles en Judée.

    (abonnés)
  • La Terrasse
    par Véronique Hotte

    Eloge de la résistance

    Jean-François Sivadier au faîte de son talent avec Noli me tangere inspiré de Salomé de Wilde, du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare et d’Hérodias de Flaubert. Un patchwork potache mais attachant.

  • Un fauteuil pour l'orchestre
    par Camille Hazard

    Ne me touche pas !

    Tout en gardant la colonne vertébrale de l’œuvre de Salomé d’Oscar Wilde, Sivadier donne corps et vie à un spectacle tragi-comique, bombardé de couleurs, de violence, plongé dans la lutte et la rage de vivre.

  • Nouvel Obs
    par Jean-Pierre Thibaudat

    « Noli me tangere » de Sivadier, un spectacle qui touche à tout

    Dans la famille théâtre, il prend tout. Les rois, les reines (Shakespeare, les Grecs, les Bachi-bouzouk, même combat), les cocus et les coquins, les traîtres, les espions, les héros trop purs qui font généralement des personnages vite lassants.

  • Sceneweb
    par Stéphane Capron

    La Judée selon Saint Sivadier

    Après l’univers de Brecht, de Shakespeare, et de Feydeau, Jean-François Sivadier se lance dans une fresque historique, dont lui seul a le secret, un bout d’histoire de la Judée qu’il a totalement réécrit.

  • Théâtre du blog
    par Philippe du Vignal

    Alors à voir ? Non, absolument pas.

    Ce Noli me tangere, qui se voudrait une réflexion sur le temps et sur l’histoire, ne tient pas vraiment la route…

  • Le Monde
    par Fabienne Darge

    "Noli me tangere" ou le retour de Salomé

    A Rennes, la nouvelle création de Jean-François Sivadier déçoit.

  • Odéon-Théâtre de l'Europe | Paris
    27 avr. > 22 mai 2011
  • Théâtre National de Nice | Nice
    13 avr. > 16 avr. 2011
  • Le Lieu Unique | Nantes
    29 mars > 01 avr. 2011
  • Théâtre de la Place | Liège
    24 mars > 26 mars 2011
  • MC2: | Grenoble
    15 mars > 18 mars 2011
  • TnBA | Bordeaux
    08 mars > 11 mars 2011
  • Malraux
    22 févr. > 24 févr. 2011

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