Le Scarabée et l'Océan

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Note d’écriture

Par Leïla Anis

ÉCRIRE SUR L’ADOLESCENCE EN EXIL ET LES STÉRÉOTYPES DE GENRE

L’urgence d’écrire, dès mon premier texte, a été déclenchée par l’exil à l’âge de 15 ans. Vécu comme un arrachement abrupt, sec, inexpliqué, mis sous silence, vécu comme un saut quantique. En 9 heures, laps de temps nécessaire au vol Djibouti-Paris pour parcourir 7500 km à une vitesse de 833km/h, perdre le pays natal et ceux qui y restent. Dans la petite ville semi-rurale où j’atterris près de Toulouse, pas un seul recoin de l’espace reconnaissable autour de moi, pas une odeur familière, pas la moindre poussière amie dans l’atmosphère. Dans mon corps et mon psychisme se multipliaient les pertes de repères, plus une enfant, pas encore une adulte, dans l’entre deux âges et désormais dans l’entre deux pays.

Accepter cet exil involontaire, à peine compris, m’est impossible.
Je nage dans ma situation d’exilée, avec ce qu’elle charrie de malaise, de honte et de solitude. Écrire, c’est sauver ma peau, c’est réussir à dire « je », indispensable « récit de soi » sans lequel le psychisme serait resté perdu, coincé dans les méandres de l’entre-deux terres. Réussir le tour de force d’écrire « je » pour ne pas me laisser envahir, habiter, hanter, par les spectres des « autres », les membres de la famille avec leurs propres souffrances et les voix des deux pays, l’injonction contradictoire : Reviens/Va-t-en.

Écrire c’était aussi faire suite à la découverte d’écrits sociologiques et littéraires, je pense entre autres à La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré d’Abdelmalek Sayad, premier sociologue de l’immigration, qui théorise les mécanismes partagés et légitime le vécu, d’abord pensé comme individuel et honteux. Je pense aussi à Une chambre à soi de Virginia Woolf, qui dit haut et fort ce qui était à l’époque peu dicible dans mon Afrique de l’Est natale : « Les femmes sont restées assises à l’intérieur de leurs maisons pendant des millions d’années, si bien qu’à présent les murs mêmes sont imprégnés de leur force créatrice ; et cette force créatrice surcharge à ce point la capacité des briques et du mortier qu’il leur faut maintenant trouver autre chose, se harnacher de plumes, de pinceau, d’affaires et de politique ».

Sortir de la double absence, quitter l’illusion du provisoire, accepter l’exil, c’était me réapproprier mon histoire et mon identité : regarder en face, ce que j’ai quitté et où je vais, en tant que « fille ». C’est la conscience du genre dans l’exil qui me libère, conscience nouvelle alors que la fille qui part n’est pas
considérée comme le garçon qui part. Le garçon est le pionnier, l’aventurier, le héros-sauveur d’une famille « là-bas ». La fille est coupable de partir, désertrice, dévoyée, celle qui renverse dans sa course sa servilité de femme.
À l’étroit dans les stéréotypes du genre féminin, je m’intéresse à la pensée queer. Cette pensée propose un espace à la fois conceptuel et politique aux genres et aux sexualités décatégorisées.

La découverte des travaux de recherche sur l’émancipation de la division sexuée, marque en moi un tournant. Biologistes, psycho-sociologues, historiens, dans le cadre des études de genre, remettent en question au sein même de leur discipline scientifique la division binaire de l’humanité. Les deux combinaisons XX et XY que nous connaissons, appartiennent à un large éventail de variations chromosomiques, qui elles-mêmes entraînent des variations dans nos organes sexuels externes et internes. Le dualisme biologique de sexe serait donc une construction, puis une proposition incorrigible, un cadre qu’on ne peut pas dépasser.

L’Ustrilie, pays d’origine de Nour, représente pour moi, une utopie au sens d’un imaginé, d’une pensée possible. Si comme le dit Christine Delphy, « d’autres pratiques produisent d’autres valeurs » alors les écritures théâtrales alternatives contribuent, à leur échelle, à produire d’autres valeurs.