Et Dieu ne pesait pas lourd... (suivi de) Un rêve au-delà

Et Dieu ne pesait pas lourd... (suivi de) Un rêve au-delà
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Et Dieu ne pesait pas lourd...

Dieudonné Niangouna, Frédéric R. Fisbach

Sous nos yeux, Anton, qui se dit acteur, raconte sa vie rocambolesque. Invente-t-il ? Anton brouille les pistes, commente abondamment l’humanité, « délire en formule 1 ». Il cherche à sauver sa peau en baratinant brillamment ses geôliers djihadistes ou services secrets américains. Ce monologue écrit par Dieudonné Niangouna pour Frédéric Fisbach est une adresse vertigineuse, échevelée, poétique et insolente au monde contemporain.

 

En 2014, Frédéric Fisbach demande à Dieudonné Niangouna un texte qui servirait d’exutoire à leur colère partagée contre le monde tel qu’il ne va pas. Quelques mois plus tard l’auteur congolais livre un pamphlet qui dresse un sévère état des lieux du monde contemporain, humour non exclu. Dieu, notamment, en prend pour son grade, lui qui à la fin des années 60, quand Anton, le personnage principal, grandissait en banlieue, ne « pesait pas lourd », pas encore...

Entretien avec Frédéric Fisbach

À l’origine de ce projet, vous commandez un texte à votre ami, l’auteur, metteur en scène et comédien Dieudonné Niangouna. Quand et comment cela s’est-il passé ?

Frédéric Fisbach : Après l’expérience du CENTQUATRE - que j’ai co-dirigé de 2006 à 2009 - je me suis retrouvé dans une phase d’interrogation sur mon métier de metteur en scène. Mes dernières créations m’ont laissé un goût d’inabouti, d’expériences inauthentiques. Comme si ça se construisait à côté de moi, que ça ne partait pas du cœur. Ça m’a mis en colère. Contre moi-même d’abord, contre la situation, contre plein de choses… Je me suis dit qu’il fallait que je parte de ce sentiment de colère, même s’il n’était pas complètement juste, trop à l’emporte- pièce, bête, je le savais. Mais cette colère c’était moi à ce moment-là, je devais partir d’elle pour espérer retrouver du sens à mon travail, un chemin et une voix d’artiste. C’est le sens de « la commande » que j’ai adressée à Dieudonné Niangouna au printemps 2014. Il rentrait juste de Brazzaville, effondré par la situation politique de son pays, avec la crainte que Sassou Nguesso ne se représente aux élections. Nous nous sommes retrouvés dans le sentiment de colère, politique, le pouvoir, partout dans le monde, qui développe jusqu’à la cruauté, un « déni d’humanité » et intime, chacun dans sa trajectoire personnelle et artistique. Ce texte « sur la colère » est venu comme une continuité à notre conversation. J’espère qu’il en suscitera bien d’autres.

Dans quel état d’esprit avez-vous découvert ce texte ? Avez-vous retrouvé ou décelé chez le personnage principal des échos personnels ?

F.F : Quand j’ai découvert le texte j’ai été bouleversé intérieurement et ébloui intellectuellement. C’est un cadeau splendide que Dieudonné Niangouna m’a offert ! Je le lis d’abord avec l’enthousiasme d’un lecteur, puis je ressens l’excitation de l’acteur et enfin la jubilation du metteur en scène. Dieudonné Niangouna sait lire sous la peau, il y a de moi chez Anton, « l’homme emprisonné » ! Il serait ma part non adulte, que je cultive et qui me met un peu en dehors du monde, à un endroit d’où j’assiste à ce qui sort de moi, sans répondre à aucune injonction, sans singer une quelconque posture. Ce serait, malgré les difficultés et les épreuves, l’endroit du plaisir et de la nécessité où je puise mon désir de faire. Oui. C’est comme si Anton était ma part enfantine, en marge du monde.

Qu’est-ce qui, en tant que metteur en scène et comédien, vous attire dans un texte ?

F.F : En tout premier, ce qui m’allume c’est ce que je ressens comme « la matière » de l’écriture. Il y a des écritures que je ne peux pas aborder parce que je n’en perçois pas la matière, elles me filent entre les doigts, il ne se passe rien pour moi dans le corps quand je les découvre. Au premier contact, avant même de savoir ce que cela raconte, ce que les mots disent, on sent par l’œil et la voix, celle qu’on entend quand on lit pour soi dans sa tête, la matière de l’écriture, son énergie, ses rythmes, ses couleurs. Mes lectures favorites, en dehors de la poésie, sont les écrits de peintres et de sculpteurs. Giacometti, que j’ai trouvé bouleversant sur cette question du rapport à la matière. Un acteur ou un metteur en scène a aussi un rapport à la matière, une matière couchée en deux dimensions sur un livre, une matière virtuelle qu’il s’agit de concrétiser. Mais pour la faire entendre, il faut la percevoir, la sentir, ce n’est pas toujours évident. Déjà dans l’organisation des mots sur la page la matière de l’écriture peut apparaître. Mallarmé nous donne une clef, dans « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard... », il joue explicitement des différences typographiques et des espacements pour créer une aventure de l’œil qui nous met en rapport - déjà – avec une matière de l’écriture. La mise en évidence de la matière c’est le début pour moi, parce que c’est par là que je rentre dans le monde de l’auteur, dans sa langue. Après vient le « ce que ça dit », le « comment ça le dit », puis le « comment je le rapproche de moi », et enfin le « ce que j’aimerais donner aux spectateurs ». C’est un chemin de désir, une opération hasardeuse et sensible, vitale, qui offre la possibilité d’un acte créateur. La langue de Dieudonné Niangouna n’appartient qu’à lui - de même que celle de Racine n’appartient qu’à Racine - et dans les deux cas on doit faire un chemin vers cette langue. Quand je lis Dieudonné Niangouna, je me sens en territoire ami. Ce territoire a beau m’être étranger, je m’y reconnais. Comme lorsqu’on débarque pour la
première fois dans un pays, on peut être bouleversé par un sentiment d’étrange familiarité, ça m’est arrivé au Japon, plus récemment en Roumanie.

Vous avez décidé d’assumer la mise en scène et l’interprétation de ce texte, comment organisez-vous cette double fonction ?

F.F : Pour moi, cela a été tout de suite très clair que je voulais jouer ce texte. La question de la mise en scène n’a pas été tout de suite tranchée. J’ai d’abord rencontré Catherine Boskowitz qui a accompagné une première lecture du texte en avril 2016 à La Voix du Griot aux Lilas. Après cette lecture, j’ai compris que tout cela était trop intime et que je ne pouvais pas me défiler en demandant à un autre d’assumer la mise en scène, je devais m’y coller. J’ai demandé à Madalina Constantin, qui vient de la grande tradition des acteurs de l’Est pour laquelle j’ai une grande admiration, de me pousser dans mes retranchements. J’avais envie de travailler avec un dramaturge pour m’aider à traverser le matériau initial, la somme que Dieudonné Niangouna m’avait envoyé, et en ressortir avec une histoire. J’ai envie de raconter une histoire. Hortense Archambault a initié la rencontre avec Charlotte Farcet qui s’avère être une collaboratrice formidable. L’équipe va continuer à s’élargir, de la même manière, en prenant mon temps et du soin, afin de rencontrer les bonnes personnes. Pour ce projet, j’entame beaucoup de nouvelles collaborations.

Quels partis pris de mise en scène avez-vous adoptés face à ce monologue aux multiples rebondissements ?

F.F : Dieudonné raconte la vie d’Anton, plus particulièrement les 23 dernières années de sa vie, mais le déroulé qu’il fait n’est pas chronologique, il fait des sauts entre les périodes, retourne en arrière, revient. Pour cela, il joue de différents modes de narration, flashbacks, récit… Ces différentes distances avec le temps sont enchâssées et la construction du texte apparaît complexe au premier abord. D’où mon envie de clarifier la chronologie des événements. Dieudonné Niangouna m’a offert un matériau formidable et m’a invité à intervenir dessus. Il m’y a encouragé. Donc ici la question de la mise en scène a commencé en amont du passage au plateau en intervenant sur le texte, ce qui est nouveau pour moi. Il n’est pas question d’une réécriture, il s’agit de couper, d’ajuster, de déblayer comme procéderaient des archéologues pour mettre au jour une histoire, qui chez Dieudonné Niangouna comme chez tous les grands auteurs vient de la grande Histoire. Il y a évidemment un désir de fiction chez lui quand il écrit cette pièce mais il nous en livre plusieurs ! Il faut choisir laquelle raconter et comment. Charlotte Farcet a très vite fait des propositions formidables dans ce sens. Elle est très attachée à la fable sans être effrayée par les écritures denses, poétiques qui développent une polysémie féconde, elle travaille depuis des années avec Wajdi Mouawad.

Vous ne jouez donc pas l’intégralité du texte de Dieudonné Niangouna, selon quels critères avez-vous découpé le texte ?

F.F : Nous avons pour l’instant, enlevé à peu près un tiers du texte. Cette « opération » a commencé avec Charlotte Farcet puis quelques mois après avec Madalina Constantin, elle se terminera pendant les répétitions. Nous travaillons dans une optique de lisibilité du récit. En prenant bien garde à ne pas dénaturer ce texte qui reste singulièrement touffu et dense avec ses efflorescences et ses digressions, ce qui est l’essence même de l’écriture de Dieudonné. Il me donne toujours le sentiment qu’il est occupé à faire résonner une énigme, plutôt que de polir une question. J’ai juste cherché à clarifier un parcours de l’intérieur, un récit en ayant conscience qu’en tant que metteur en scène et en tant qu’acteur je ne suis pas comme Dieudonné Niangouna et qu’il me fallait trouver mon propre chemin dans cette œuvre à partir du cœur, le mien.

Comment faut-il comprendre le titre de la pièce ?

F.F : Anton est né en banlieue à la fin des années soixante, à une époque où « Dieu ne pesait pas lourd » : Dieu n’était pas le problème alors. Il y a une longue incantation sur Dieu dans le texte où Dieu devient un mot valise : Dieu est tout un chacun et renvoie à la relation intime que chacun entretient à la spiritualité et non pas à une question théologique ou politique ou publique. La question religieuse est une question intime comme le rapport à l’art ou à une autre personne : je pense que le texte raconte cela. De manière drôle et décapante.

Le texte, dans son foisonnement, semble au fond livrer un bilan sociopolitique de l’état du monde...

F.F : Oui, Anton balaye tout ce qu’il peut balancer sur le monde, depuis l’endroit où il se tient en retrait. Malgré lui il se trouve dans une position d’ascèse, tel un ermite qui se met sur sa colonne, sauf que lui ne prie pas, il regarde le monde, il l’interprète, il est traversé par le monde sans pouvoir agir. Et même si tout va plutôt mal, il se dégage de tout cela une vitalité extraordinaire. C’est par là que Dieudonné Niangouna rend tout « possible » ! Avec son humour, sa tendresse, sa musique rend tout possible : il dézingue tout à commencer par lui-même, à travers Anton. Cela n’est jamais nihiliste, parce qu’il y a la volonté chez lui de construire de la relation, il y a la nécessité d’un autre avec qui parler. Il y a une incroyable délicatesse, une ouverture constante à l’autre. C’est la dimension paradoxale de ce texte : il arrive à faire tenir ensemble des choses qui habituellement se repoussent. S’il n’y avait pas cette vitalité, l’écoute serait insoutenable.

La phrase « écrire c’est tricher » revient à plusieurs reprises dans le texte, comment comprenez-vous cette affirmation ?

F.F : Nous avons eu des interrogations infinies avec Charlotte à propos de cette phrase ! Peut-être cela évoque-t-il le fait que quand on écrit, on arrête, on fige une histoire ou une pensée et que d’une certaine manière la tentative de fixer les choses est vouée à l’échec. Comme s’il y avait une prétention absurde à vouloir, par les mots, saisir le ou les mystères, de la vie. Cela peut aussi évoquer la problématique de la « sincérité » en art : on a tous des vérités successives et cela évolue en permanence. Enfin « écrire c’est tricher » c’est peut-être aussi lié au choix d’une forme, contrainte incontournable, ça n’est plus la chose, c’est le cadre de la chose. En somme cette « tricherie » tire son sens d’une objectivité supposée intrinsèque à l’évènement mais nous sommes éminemment subjectifs ! Enfin connaissant Dieudonné Niangouna, il y a aussi la question de la puissance de la parole : comment dans ces conditions « écrire de la parole » ? Comme si chez lui, la parole l’emportait toujours sur la chose écrite. Le plus intéressant est évidemment ce que cette phrase nous apprend sur le personnage d’Anton, qui l’exprime. On peut supposer qu’il affirme cela sans distance qu’avec tout ce qu’il a traversé, il n’y a que la quête de l’absolu qui compte… Ou bien c’est une provocation de plus ? C’est une question qui demeure ouverte, à l’image de l’ensemble du texte !


Propos recueillis en mars 2017 à Paris par Tony Abdo-Hanna

Note d'intention

Aux origines du projet, Frédéric R. Fisbach, mai 2016

C’est une pièce pour un acteur, pour un corps et une voix, une partition pour un « vociférateur ». Quelques mois après Sheda, j’ai demandé à Dieudonné Niangouna d’écrire pour moi une pièce. Le monde allait dans le mur, déjà ? Encore ? Toujours ? La bêtise semblait triompher, ça me foutait en rage. Je ressentais un sentiment de frustration intense devant mon impuissance à pouvoir agir, à ne pas être capable d’envisager une alternative crédible aux apories de nos sociétés contemporaines. Je voulais parler de ça au théâtre mais aucun texte ne convenait, je passais de l’un à l’autre sans pouvoir me décider, je tournais en rond. Dieudonné revenait de Brazzaville où la situation était explosive, il était très affecté, en colère lui aussi... Nous avons beaucoup bu, râlé, insulté la terre entière, tout le monde en a eu pour son compte, à commencer par nous. C’est ce soir-là que je lui ai demandé de m’écrire une pièce. Une pièce que je jouerai et que je mettrai en scène. « - Tu veux que j’écrive sur quoi ? - Sur tout ça, sur ce que tu veux » Plus de nouvelle. Huit mois après, il m’a envoyé Et Dieu ne pesait pas lourd... « Cadeau ! ».


C’est la première fois que Dieudonné Niangouna écrit pour un blanc, tout son monde est là mais comme retourné, ajusté, qui s’appuie sur le blanc, « noir sur blanc ». Ce projet est un véritable défi puisque je vais le jouer et le mettre en scène. Je serai seul à porter cette parole, mais je ne serai pas seul. Je vais travailler avec la complicité artistique de Charlotte Farcet et de Madalina Constantin pour la dramaturgie, la mise en scène et le jeu, ainsi qu’avec une équipe artistique et technique que je suis en train de réunir. Le 8 avril, j’ai lu en public des fragments de la pièce. J’ai pu vérifier l’impact du texte sur les spectateurs, leur jubilation à entrer dans le monde d’Anton et le voir se déployer devant eux, avec eux. Une étrange pièce épique, baroque à la structure gigogne, tendue entre le récit tragique d’un Théramène et les fantaisies délirantes d’un comédien de stand-up. C’était bon de les entendre rire aussi, l’humour et la dinguerie d’Anton sont parfois irrésistibles. Il est tôt encore pour dire ce que sera le spectacle. Mais je vais rechercher l’évidence, orienter le travail pour donner le sentiment d’une immense complexité qui se traduirait au plateau par une grande simplicité, une représentation en santé, jubilatoire, ouverte et joueuse. Et Dieu ne pesait pas lourd... est le cadeau d’un compagnon de théâtre, ce qui m’oblige d’une certaine façon. Mais je me sens encore plus obligé vis-à-vis des spectateurs, cette histoire du monde de ces cinquante dernières années, c’est la leur, la nôtre. Et c’est à partir de cette histoire que nous allons construire ou non un avenir pour nos enfants.

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Critiques

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